La sortie de Rhum Express dans les salles obscures, en décembre dernier, va nous donner l’occasion d’aborder la question de la suspecte relation qu’entretiennent l’écriture journalistique et celle de l’écrivain romancier. Où s’arrêtent les faits, où commence la fiction ? Le cas Thompson, auteur du récit dont est adapté le film de Bruce Robinson interprété par Johnny Depp, a de quoi donner du fil à retordre.

C’est à l’orée des sixties qu’Hunter Stockton Thompson rédige, avant de l’oublier au fond d’un tiroir, son second roman original bien que semi-autobiographique Rum Diary, dans lequel Paul Kemp, jeune New-Yorkais fraîchement arrivé sur l’île de Porto Rico, vient d’être embauché comme journaliste au San Juan Daily News. Nourri de sa propre expérience, Thompson y dépeint la capitale des années cinquante en prise avec les revendications nationalistes et la poussée castriste voisine, où touristes déphasés côtoient autochtones craintifs et investisseurs corrompus jusqu’à l’os : un climat sous tension, électrisé, alcoolisé et attisé par la chaleur moite et suffocante des nations d’Amérique centrale.

Histoire d’une révolution

Antihéros excentrique, Thompson est un personnage à part dans le paysage éditorial mondial. Sa vocation ? Transmettre et informer de la réalité des faits un lectorat trop souvent manipulé par le discours faussement objectif des médias. Par le biais d’une plume subjective assumée, insolente mais toutefois lucide, son but était de proposer aux lecteurs un point de vue personnel basé sur des faits établis. Libre à eux d’y adhérer ou pas. Cet esprit libre et moqueur venait de révolutionner le monde du journalisme en créant un style de reportage fondé sur l’idée de Faulkner : « la meilleure fiction est beaucoup plus vraie que n’importe quelle forme de journalisme ». Le Gonzo était né.

Cette méthode d’investigation trouve ses racines dans l’idée selon laquelle les faits sont mensongers lorsqu’ils ne sont qu’ajoutés les uns aux autres sans cadre ni investissement de la part du journaliste. Ainsi, il est indispensable de vivre le sujet, de s’y plonger durant plusieurs mois si nécessaire afin de produire un papier fidèle  bien que très éloigné des constructions académiques du journalisme classique. L’auteur s’autorise en effet à retranscrire ses commentaires, émotions et intuitions sans tenir compte d’une structure méthodique des informations.
Dr Thompson, charismatique, écrit donc pour donner son avis. Il dissèque son environnement dans prendre de pincettes, critique et remet en cause ce que d’autres préfèrent joliment enrober ou tout bonnement taire. Acide, scandaleux, violent et parfois dangereux, ce chantre de la contre-culture américaine n’a peur de rien et refuse à tout prix l’autocensure.

©FilmDistrict

«Pour être un vrai reporter Gonzo, il faut le talent du maître journaliste, l’œil du photographe/artiste et les couilles en bronze d’un acteur. »
Hunter S. Thompson

Un style entre deux eaux

La question en suspens reste néanmoins la suivante : Rhum Diary, Las Vegas Parano ou encore Hell’s Angels sont-ils l’œuvre du journaliste engagé ou bien du romancier créatif ? Après lectures, il semblerait que l’intensité du style de l’auteur réside précisément dans cet habile et fertile métissage des genres. Et pour cause, l’étude simultanée de ces trois « romans » a un double intérêt : d’abord, parce qu’ils abordent tous trois le rapport réalité/fiction sous des angles distincts ; ensuite, car le grand sujet de prédilection d’Hunter S. Thompson se trouve traité dans chacun d’entre eux de manière plus ou moins appuyée, j’entends par là celui de l’American Dream, mais ce dernier point est un autre et vaste sujet.

Avec Las Vegas Parano, monument de la littérature subversivo-psychédélique américaine, Thompson signe sans doute son récit le plus déjanté dans lequel Raoul Duke, journaliste sportif et alter ego de l’auteur, est dépêché par sa direction à Las Vegas pour couvrir l’une des plus célèbre courses automobiles du pays. Accompagné de son ami et avocat le Dr Gonzo et d’un coffre bourré à craquer de drogues en tous genres, les deux acolytes se lancent dans une aventure folle à mi-chemin entre le voyage initiatique halluciné et la quête brutale et désespérée d’une époque révolue. Ici, la frontière entre fiction et réalité est extrêmement difficile à déterminer car la trame du récit est en tous points identique au road-trip qu’Hunter S. Thompson et son avocat  Oscar Zeta Acosta réalisent en 1971 pour le compte du magazine Rolling Stone.

Hell’s Angels quant à lui pousse plus loin le jeu d’équilibriste. Véritable scandale au moment de sa publication en 1966, Thompson y condense un an de chevauchée sauvage aux côtés des motards les plus controversés d’Amérique. Fasciné par ces brutes en blousons noirs, il commence par écrire un long article pour l’hebdomadaire The Nation qui, fort de son succès, deviendra le livre que nous connaissons. Il y raconte l’origine du mouvement, ses héros, ses mythes, s’interroge sur leur révolte, sur leur sens indéfectible de la tribu, leur goût pour la bière, la bagarre et le sexe. Sans oublier leur amour des deux roues Harley-Davidson. Pourquoi choisir la forme du « roman » plutôt que celle de l’article (plus conséquent), du reportage ou encore de l’enquête ? Pourquoi s’appuyer sur la fiction pour raconter cette expérience hors du commun ? Probablement parce que ce mode d’écriture offre une prise de distance lui permettant de saisir l’évolution de son regard sur ceux qu’il considérait comme le dernier groupe d’authentiques hommes libres.

L’apport d’Hunter S. Thompson au monde du journaliste et de l’édition est incontestable, pourtant son nom reste trop souvent méconnu du grand public. Depuis sa mort, en 2005, les efforts de son ami proche et fervent admirateur Johnny Depp ont pourtant permit à plusieurs films et documentaires de voir le jour, des rumeurs sur la possible adaptation de Hell’s Angels commencent à filtrer sur le net, et l’univers du comics s’est même emparé de ce personnage hors-norme avec la série cyberpunk Transmetropolitan. Je vous invite à aller jeter à coup d’œil à tout ça, vous ne serez pas déçus du voyage.

Sarah Chantepie