journauxOu plutôt devrait-on dire un canard dans la cyber-mare ? Le Canard enchaîné, hebdomadaire satirique bientôt centenaire, haute figure de la résistance à l’invasion numérique, a publié pour la première fois lundi 6 mai des contenus sur son site internet. Il s’agit de deux documents sonores, enregistrements de canulars faits par l’imitateur Gérald Dahan essayant de piéger Patrick Devedjian et Claude Guéant au téléphone en se faisant passer pour Manuel Valls. Cette nouveauté a surpris le monde médiatique : en effet, le Canard enchaîné se faisait un point d’honneur à n’exister qu’en version papier. Le site internet, créé pour donner quelques informations pratiques, « occuper les adresses que des escrocs ont parfois tenté de détourner, en se faisant passer pour [nous] » et finalement mettre en ligne les unes en avant-première la veille de leur parution, explique clairement, sur sa page d’accueil : « Notre métier, c’est d’informer et de distraire nos lecteurs, avec du papier journal et de l’encre. C’est un beau métier qui suffit à occuper notre équipe ».

Que doit-on en penser alors ? Louis-Marie Horeau, rédacteur en chef, a confié dans une interview à l’AFP « Le papier a ses limites et on n’a jamais fait le serment solennel de ne pas entrer sur le net. Mais on est prudent car il n’y a pas de modèle économique [sur internet, ndla] pour un journal sans publicité qui veut vivre de la vente de ses numéros à ses lecteurs» ».

Cet exemple du Canard enchaîné montre bien la situation d’entre-deux dans laquelle se trouvent la plupart des titres de presse. Les questions qui se posent autour des modèles économiques pour les journaux papiers ou les sites internet touchent même le Canard enchaîné, préservé par son indépendance financière.

Le succès des mooks

D’autres éditeurs ont trouvé des solutions : en créant les hybrides « mooks », mi-magazines mi-books, ils créent de nouveaux usages qui semblent convenir aux lecteurs. Ce genre se caractérise par la présence de longs reportages, la volonté de donner du recul par rapport à l’actualité, l’importance donnée au graphisme et l’absence de publicité, le financement du titre reposant seulement sur les lecteurs. Les pionniers des mooks sont Yves Beccaria, éditeur, et Patrick de Saint-Exupéry, grand reporter, qui ont créé en 2008 la revue trimestrielle XXI. Rentable depuis sa première année grâce au prix élevé de 15,50 euro, elle vend aujourd’hui 50 000 exemplaires à chaque parution en librairie. Elle a fait de nombreuses émules, dont les plus récentes sont Au fait, le mensuel qui « ralentit l’actualité » depuis mai 2013 et tourne autour d’un long entretien et d’un dossier, L’Eléphant, la revue centrée sur la culture générale dont le numéro 1 est sorti en janvier 2013, ou encore Gibraltar, qui publie deux numéros par an sur les cultures du bassin méditerranéen.

Le manifeste XXI

Pour la parution du numéro 21, qui coïncidait avec les 5 ans de la revue, les fondateurs de XXI ont publié un Manifeste, qui milite pour « un autre journalisme », « un journalisme utile ». Ils partent de l’hypothèse que la « conversion numérique » est un piège pour les journaux, et affirment leurs convictions :
– Le numérique n’est pas responsable de la crise actuelle, il l’a accentuée
– Sur papier ou sur écran, le journalisme a besoin avant tout d’accomplir une révolution copernicienne
– Il est possible de refonder une presse post-Internet conçue pour les lecteurs, et non à partir des annonceurs.

Leurs idées pour « refonder la presse » et lui faire faire sa « révolution copernicienne » sont les suivantes : faire financer la presse par ses lecteurs, recréer de la valeur et ne pas entrer dans les jeux de pouvoir des industriels ou millionnaires actionnaires.

Les réactions liées à ce manifeste ont été nombreuses, positives ou négatives, certains reprochant à la revue de reproduire une querelle entre les Anciens et les Modernes, les adeptes d’un journalisme fait de reportages à la « Albert Londres » et ceux d’un tout-numérique.

Si les propositions de ce Manifeste sont éclairantes et ont prouvé leur efficacité avec la revue XXI, elles ne peuvent cependant convenir à n’importe quel format : la presse d’information quotidienne, essentielle à la compréhension du monde, cherche toujours la solution qui lui permettra de réussir une transition efficace vers l’époque numérique.