La Guerre de l’information

Le jeudi 14 décembre 2023, le Master Ingénierie Éditoriale et Communication de CY Université a accueilli David Colon, spécialiste notamment de l’histoire de la propagande et des techniques de communication persuasive. Professeur et chercheur au sein de Sciences Po Paris, David Colon publie en septembre 2023 son essai La Guerre de l’information aux éditions Tallandier, dont il a été question lors de cette conférence.

Aujourd’hui, nous sommes tous acteurs d’une guerre mondiale de l’information qui est omniprésente, difficile à comprendre et injuste. De grande ampleur, elle est surtout inédite, n’ayant pas connu de précédents, et se trouve ainsi difficile à combattre avec nos moyens actuels.

Cette conférence présentera trois aspects de la guerre de l’information à travers trois exemples de pays majeurs impliqués : les États-Unis, la Russie et la Chine.

Les États-Unis

Depuis la fin de la guerre froide, les États-Unis ont entrepris de tirer bénéfice de leur supériorité sur tous les plans (militaire, économique, etc.) au service de leur puissance dans leurs relations internationales, en considérant que la fin de la guerre froide était une victoire face aux soviétiques.

Dans le domaine informationnel, leur supériorité se concrétise pendant la guerre du Golfe, qui est considérée comme le premier conflit de guerre informationnelle numérique selon David Colon. Leur objectif : faire prévaloir le récit du Pentagone et de la Maison Blanche au sujet de la guerre golfique. Ces institutions considèrent que, grâce au principe de la libre circulation, la domination de l’information peut être étendue dans le monde entier et, à travers cette idée de rendre l’information libre, gratuite et mondiale, les États-Unis ont pour projet de faire avancer leurs intérêts et ainsi les idées démocratiques et de liberté.

En 1998, Bill Clinton, alors président des États-Unis, déclare devant les étudiants de l’université de Pékin que « cette révolution de l’information, avec l’avènement du numérique, devrait conduire à des révolutions sociales et politiques ». À son retour, il confie au New York Times que la guerre de l’information conduira à l’effondrement du régime communiste en Chine, convaincu de la supériorité des États-Unis dans l’information et le numérique.

Au printemps 1992, Mike McConnell, le nouveau patron de la NSA, visionne le film Les Experts, film dans lequel il est question de hackers de la NSA. À la fin, le personnage de Cosmo affirme que « le monde n’est plus dirigé par les armes, ni l’énergie, ni l’argent. Il est géré par des minables et des zéros, des petits morceaux de données ». Dès lors, McConnell comprend quelle est la véritable raison d’être de son agence et lance de nouveaux types de missions : la collecte, l’exploitation, la défense et l’attaque pour la NSA. Ce changement est perçu, à l’époque, comme porteur d’une révolution extrêmement profonde, dans la mesure où cela consacrerait l’avènement d’une cyberguerre du net (en opposant les narratifs des différents camps les uns aux autres) et une cyberguerre à proprement parler. Les structures de l’information deviennent alors un enjeu essentiel pour le contrôle de l’information chez soi, mais également chez l’adversaire.

Convaincu de leur supériorité, les États-Unis ont, à plusieurs reprises, éprouvé une forme d’hubris et, ce faisant, ont ouvert des boîtes de Pandore.

Lors de l’entrée en guerre de l’Irak en 2003, les opinions publiques ont été largement manipulées par des démocraties à l’échelle mondiale. Et si une démocratie s’autorise à la manipulation, elle doit s’attendre à ce que des régimes autoritaires en fassent de même de leur côté.

En 2006, George Bush apprend que l’Iran accélère son programme nucléaire. Le Pentagone propose alors au Président de bombarder l’usine concernée, mais l’armée américaine est déjà déployée en Irak et en Afghanistan. Bush choisit donc une autre option rendue possible par la NSA : mener une offensive cyber sur un outil de commande électronique afin de perturber le fonctionnement de l’usine. La préparation de l’offensive dure des années, et est finalement lancée par Barack Obama en 2009. C’est l’opération Jeux Olympiques. Néanmoins, lorsque du code informatique est libéré dans la nature, il ne disparaît pas après avoir produit son effet. Une fois découvert, le logiciel malveillant est analysé et réutilisé contre des installations dans d’autres pays. Autrement dit, les États-Unis ont déclenché, sans le vouloir, une cyberguerre mondiale qui connaît à l’heure actuelle sa plus forte intensité.

La Russie

Pour appréhender au mieux cette guerre, il est nécessaire de se pencher sur le rôle de la Russie et de ses services de renseignements.

Dans les années 1990, malgré l’effondrement de l’URSS, les services de renseignements russes poursuivent leurs activités. Le SVR, ancien KGB, est dirigé par des hommes qui, pour certains, appartenaient déjà au KGB en 1991. Vladimir Poutine reste donc entouré d’anciens du KGB et beaucoup d’entre eux ont déjà mené des campagnes de désinformation à grande échelle. Et on a tendance à sous-estimer la continuité dans les modes d’action : la stratégie, les tactiques, la doctrine n’ont pas changé, seulement les techniques et les supports. 

« Une goutte fait un trou dans une pierre, non par la force mais par un goutte-à-goutte constant. »

 Alexandre Mikahiovitch Sakharovski

« Si une bonne désinformation est répétée à l’envi, au bout d’un certain temps, elle prend une vie propre et génère, à elle toute seule, une horde de défenseurs involontaires mais passionnés. »

Iouri Andropov, directeur du KGB à la fin des années 1970.

Lors de cette guerre de l’information, ce qui est attaqué le plus profondément, c’est le régime de vérité. La fonction fondamentale de la désinformation est, sur le long terme, d’affaiblir notre capacité à savoir ce qui est vrai et ce qui est faux. Si la désinformation est répétée, elle finira par produire des effets, et ainsi trouver des défenseurs. L’objectif d’un virus médiatique est d’insérer un récit dans l’environnement médiatique, en favoriser la propagation, le faire relayer par des gens crédibles, et lui faire ainsi acquérir une crédibilité par procuration. Et la désinformation se trouvera de cette manière une foule de défenseurs. 

Les autres services de renseignement russes ont des spécificités qui les rendent redoutables au même titre que SVR.

Le FSB a la particularité d’avoir un champ d’action très étendu. À sa charge, la sécurité intérieure, le contre-espionnage et la collecte de données électromagnétiques à l’intérieur de la Russie et à l’extérieur de ses frontières dans les pays voisins. Le FSB cumule des missions qui, en France et aux États-Unis, sont celles de plusieurs organismes.

Le GRU, quant à lui, s’appuie sur une approche qui allie une longue tradition de la guerre psychologique et des opérations cybers inspirées de penseurs du numérique russes et américains qui ont enrichi la pensée stratégique militaire russe d’une série de concepts, et notamment :

  • Le contrôle réflexif de la sphère informationnelle (la stratégie du troll, qui consiste à polluer les espaces informationnels pour rompre les discours dominants) ;
  • Les couches sémantiques et cognitives qui sont indistinctes (affaiblir la capacité de résistance psychique de l’adversaire).

Les services russes mènent une action sur ces différents aspects du cyberespace en même temps et sur les dimensions non numériques. Ils instrumentalisent les discours médiatiques et les pressions diplomatiques et économiques et encouragent le chaos en recourant à des agents sur le terrain.

Toutes ces manœuvres ne causaient pas réellement de grands dommages sur la société occidentale, jusqu’à ce qu’un grand bouleversement provenant des États-Unis advienne : l’apparition du téléphone portable et des médias sociaux, qui ont doté les activistes d’un mégaphone mais également d’un outil leur permettant de s’organiser sans organisation officielle. Ces révolutions 2.0 conduisent à un changement profond des modes de mobilisation politiques et à un bouleversement au rapport à l’information. 

Dès lors, ce qui a fondamentalement changé, c’est l’échelle, la possibilité de toucher beaucoup de monde, et la précision donnée par les outils de ciblage des individus. Ces outils ont été inventés par des chercheurs américains, et celui qui nous intéresse ici, élaboré par Aleksandr Kogan, a la capacité de prédire notre personnalité sur la base de nos activités sur Facebook : Cambridge Analytica. Ce qui a tout particulièrement attisé la curiosité des « ingénieurs du chaos » et des services de renseignements russes, c’est la possibilité de cibler de façon précise des personnalités extrêmes, qui sont nommées la « triade noire » (narcissisme, psychopathie et machiavélisme) et cela devient extraordinairement aisé avec les outils publicitaires développés par Meta.

La Russie s’intéresse à cette triade car ces personnalités dites sombres adhèrent plus volontiers aux complots et aux opérations violentes menées. C’est ce que permet Cambridge Analytica avec son armée de trolls, transformant ainsi des forums de joueurs de jeux vidéo en des espaces de haine et de violence décomplexées, parfois même de tueurs de masse passant à l’action après avoir posté publiquement leurs revendications. C’est le cas du forum 4chan. 

Les services de renseignements russes s’intéressent à Cambridge Analytica dès 2014. Kogan reçoit même une bourse de recherche de Saint-Pétersbourg pour répliquer les expériences de Cambridge Analytica. Il publie dans la revue Computers and Humans Behavior un article reposant sur une expérience sur Facebook, menée sur 6 724 russes à des fins de ciblage des gens de la triade noire. Les ciblages s’opèrent entre 2015 et 2016, et dès 2017, les Russes créent involontairement l’arme psychologique de destruction massive la plus formidable de l’histoire : le mouvement Qanon.

Une enquête fédérale sur les ingérences russes dans la campagne présidentielle américaine est menée. Dans le viseur de la justice américaine, des gens de l’entourage de Trump, tous en lien avec la Russie, dont son ancien directeur de campagne dont on annonce l’arrestation prochaine par le FBI. Apparaît alors sur 4chan un message anonyme, posté par un certain « Q », affirmant que la Russie est innocente, et que tout n’est qu’un complot d’Hillary Clinton, l’adversaire de Donald Trump.  Le 30 octobre 2017, Paul Mannafort ne serait pas arrêté, mais plutôt Hillary Clinton. Tout ceci n’est en fait qu’une opération de diversion. Un récit embarrassant pour la Russie accusée, contrebalancé par un récit embarrassant pour les Américains accusateurs.

Ce récit russe dévoilé sur 4chan a deux particularités :

  • Il est complotiste, a sa dynamique propre et une très forte résistance envers tout type de système de réfutation ;
  • Il est posté sur un réseau interactif, les internautes pouvant réagir et leurs réponses visant à interpréter la parole cryptique de Q (Q étant la classification la plus secrète des services secrets américains).

On constate que la Russie amplifie la parole de Q par le biais de ceux qui étaient visés par les enquêtes fédérales. Le mouvement est militarisé après l’échec de Trump en 2020 : on remarque que les militants Qanon étaient aux premières loges de l’insurrection du capitole, et, de tous les Qanon poursuivis pour cette affaire, 68 % présentent des troubles psychiatriques (pour certains découverts à l’occasion de cette enquête). Le mouvement a gagné les esprits américains de manière impressionnante.

Cet évènement nous met face à une progression exponentielle des croyances complotistes aux États-Unis.

Les campagnes de désinformation russes reposent en amont sur l’affaiblissement du système informationnel du pays ciblé pour décrédibiliser leur parole. Elles diffusent en même temps des outils de manipulation de factchecking. Si ce phénomène Qanon se manifestait jusque-là principalement aux États-Unis, il fait depuis peu son entrée en Europe : il y a quelques semaines, la Belgique a été touchée avec l’incendie d’une école. L’Europe n’est donc plus épargnée.

La Chine

Contrairement à la Russie, la Chine n’a pas cette tradition de la désinformation mondiale. Du temps de Mao, la préoccupation des propagandistes était de diffuser la pensée unique de leur dirigeant dans le monde, il n’y avait pas vraiment de manipulation de masse à cette époque.

Ce qui a changé la donne, c’est la perception de la menace américaine. La guerre du Golfe a engendré un terrible bouleversement : la stratégie de masse de la Chine se révèle inefficace face à des armes de précision comme celles utilisées pendant la guerre golfique. Une réflexion stratégique approfondie débute alors, dont l’un des axes majeurs est la protection de l’espace numérique chinois contre l’ingérence (grande muraille numérique, barrières réglementaires empêchant la diffusion de chaînes télévisées occidentales en Chine continentale ou de contenus occidentaux non censurés, etc.).

Depuis 20 ans, l’armée chinoise adopte la doctrine des « Trois guerres » : la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique, et la guerre du droit. 

Le pays s’est doté de l’appareil de renseignement le plus performant au monde en investissant pleinement. Des équipes de cyberguerriers, que les sociétés occidentales nomment des « menaces persistantes et avancées (APT) », sont créées, permettant à la Chine de mener des opérations cybers offensives audacieuses. Le gouvernement investi également dans des armées d’influenceurs occidentaux pour chanter leurs louanges et la France est une cible prioritaire de cette offensive. Le pays dispose avec Tiktok d’une armée de manipulateurs massives parce qu’elle touche des milliards d’individus qui utilisent la plateforme et qu’elle permet un accès direct à leurs cerveaux.

La plateforme Tiktok est un outil d’analyse inédit : il n’est pas entre les mains d’ingénieurs dans le but d’une maximisation publicitaire, mais dans celles d’agents chargés de s’en servir pour contrôler l’esprit des utilisateurs afin de servir les intérêts géostratégiques de la Chine. Subvertir les esprits, encourager la diffusion de contenus manipulateurs, censurer les contenus non conformes, fragiliser les utilisateurs et notamment les plus jeunes (contenus violents, pornographiques, encourageant la dépression et les défis dangereux, etc.) ; nous sommes en présence d’un enjeu sanitaire et politique.

En 2015, la Chine et la Russie signent un pacte de non-agression cybernétique, ainsi qu’une alliance d’échange de données en plus d’une convergence de leurs narratifs respectifs. Depuis 2020, la Chine est un acteur majeur de l’essor de l’infodémie avec des conséquences : la désinformation tue, et lorsqu’elle ne concerne que les populations extérieures à votre pays, elle tue les adversaires et sert ainsi vos propres intérêts géostratégiques.

Le champ cognitif est le domaine ultime de la confrontation militaire de la guerre intelligentisée pour la Chine. Le pays a mené la plus vaste opération de manipulation de Meta en recourant à l’IA générative pour produire des contenus de désinformation ayant touché des centaines de milliers de personnes en quelques semaines, en lançant des campagnes massives en lien avec la Corée du Nord, la Russie, l’Iran, et en testant des campagnes à grandes échelles (au sujet des incendies de Hawaï et les prévisions des élections de l’année prochaine notamment).

Depuis deux mois maintenant, tous les services de renseignements ont tiré la sonnette d’alarme sur la volonté chinoise de redéfinir les contours de l’information mondiale, certains publiquement. Le deepfake prend une ampleur considérable et, d’après la NSA, représente la première menace à l’encontre des infrastructures privées et publiques. La Chine recourt à des outils d’analyse des failles numériques et de l’esprit humain pour découvrir le meilleur moyen de mener des campagnes invasives dans nos esprits. 

Tous ces outils déployés par la Chine interrogent quant aux élections prévues dans le monde en 2024 : 2 milliards d’hommes et de femmes sont appelés à voter dans le monde, notamment aux États-Unis, en Australie, à Taïwan, en Union européenne, etc. Autrement dit, 2024 sera une grande année en termes de guerre de l’information, dans un contexte de progrès des outils numériques et de l’IA, avec une accélération des campagnes de déstabilisation.

Face à cette guerre de l’information, que faire ?

En théorie, la réponse est simple, selon David Colon. Nous avons à faire à un virus informationnel ayant une propagation très rapide. Cet environnement informationnel est aujourd’hui instrumentalisé pour diffuser ce virus de la désinformation. Si nous admettons que nous faisons face à une infodémie, un virus informationnel, une maladie contagieuse, il nous faut alors adopter une démarche comparable à celle adoptée face à une pandémie. La tentation naturelle est donc celle du confinement pour se protéger de la menace immédiate : par exemple, pour le cas de la menace chinoise, supprimer Tiktok paraîtrait une solution. Mais, en vérité, la mesure prioritaire serait plutôt de rendre visible l’épidémie.

Faire un test permettrait de déterminer qui est infecté, qui est porteur sain, et qui est un super spreader. Mais alors, quels moyens pour les identifier et ainsi détecter la menace ? Plusieurs solutions sont envisageables, parmi d’autres : la transparence (des publicités, des algorithmes, sur l’action des influenceurs et leur monétisation), le renforcement des moyens alloués aux structures qui ont pour mission d’identifier les menaces de ce type, ou encore l’amélioration de notre immunologie face à ce virus.

Aujourd’hui, le journalisme de qualité, le statut du monde de l’édition, des médias, des chercheurs, etc. est fragilisé. Il faut renforcer notre système immunitaire, par exemple en investissant dans l’information de qualité. Il est nécessaire de doter les individus de la capacité de combattre par eux-mêmes la désinformation, et surtout donner la possibilité de partager les faits correctement et ne jamais faire prévaloir l’opinion sur les faits.

Aujourd’hui, l’un des tournants majeurs pour nos sociétés et nos métiers est celui de l’IA, de l’essor d’un espace informationnel gagné par des virus qui ont pour caractéristique de générer beaucoup d’argent. Et la question qui se pose est la suivante : comment allons-nous réagir ?

« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. »

 Friedrich Hölderlin.