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« La crise du vers » dont parlait déjà Mallarmé à la fin du XIXe siècle sévit dangereusement aujourd’hui. Confidentielle, voire invisible, la poésie souffre aujourd’hui de marginalité sociale et économique.

 

Mineure, périmée, vieillotte, inadaptée… Ce sont les poètes eux-mêmes qui qualifient leur art par ces adjectifs ! La poésie, art le plus noble de l’Antiquité, peau de chagrin aujourd’hui, semble bien être délaissée par les Français et rétrécir d’année en année. C’est la grande, la chère absente du XXIe siècle. Chapeau bas à celui ou celle qui saura citer plus d’un poète français encore en vie. Lue par une poignée de lettrés, d’érudits, une minorité « d’extrémistes », l’art de faire des vers est de nos jours boudé. S’il y a un marché de la poésie qui se tient chaque année Place Saint-Sulpice, il semblerait qu’il n’y ait cependant pas de marché pour la poésie. Elle peine à atteindre les 0,3% des ventes en 2008, et encore, ce chiffre misérable inclut son confrère le théâtre. Chiffres et poésie ne font certainement pas bon ménage. Paul Otchakovsky-Laurens, directeur des éditions POL, avoue ne jamais avoir vendu plus de 1000 exemplaires d’un texte poétique alors que son catalogue compte des poètes fameux tels Olivier Cadiot ou Christian Prigent. Peu tirée, peu présente en librairie, peu empruntée en bibliothèque, les vers ne plaisent-ils plus qu’aux maîtresses d’école aimant voir leurs élèves rougir lors des récitations ? Michel Deguy parle de « mort de la poésie » quand Jude Stéfan évoque sa « disparition » et Yves Charnet son « malaise ». La poésie, soleil noir de la mélancolie, est-elle vouée à s’évanouir, peu à peu estompée par le tout-puissant langage « référentiel » ?

 

La faute à qui ? Aux lecteurs, à la société, aux poètes ou à Voltaire ?

Lorsqu’on lit des vers tels que : « Une paille très haut dans l’aube / ce léger souffle à ras de terre : / qu’est ce qui passe ainsi d’un corps à l’autre ? » (Jaccottet in Poésie 1946-1967) ou encore « Ecoute-moi revivre, je te conduis / Au jardin de présence / […] L’habitable pour toi dans le nouvel amour » (Bonnefoy in Hier régnant désert), il y a de quoi décourager un régiment. Obscure, hermétique voire illisible, les poètes n’utilisent définitivement pas la même langue que nous. A croire parfois que certains ouvrent leur dictionnaire et piochent des mots au hasard qu’ils disposent les uns à côté des autres. Souvent, il faut relire un vers une dizaine de fois pour en comprendre le sens, encore faut-il qu’il y en ait un… Détrônée depuis plus d’un siècle par le roman qui correspond mieux à notre époque moderne dans laquelle divertissement, narration et suspens priment, la poésie, elle, est mal lotie tant elle renvoie à l’incompréhensible, au vide, à l’inutile, en somme à tout ce que nous fuyons. On attend des œuvres littéraires qu’elles nous rassurent, nous guérissent de l’angoisse provoquée par lenon-sens du réel.

 

Pourtant, les poètes font des efforts …

Ils se battent pour rester in, pour s’éloigner de Lamartine qui chantait la beauté d’un lac ou Ronsard, la vie éphémère d’une rose. Ces quelques vers du poète Michel Deguy en sont la preuve : « Les sous-titres analphabeto / Font de la traduction en désesperanto / Burger et Burgerking et Mac do / C’est le bastringue de la nuit retro ». Quoi de plus moderne ? « Etreindre la réalité rugueuse », tel semble bien être le mot d’ordre pour ces poètes mordus de métrique qui vont même jusqu’à faire revivre l’alexandrin en l’appliquant à des sujets on ne peut plus prosaïques : « J’entrai au Prisunic où je pris un caddy / J’y chargeai des sablés et du cidre de Mortagne», écrit Jacques Roubaud quand William Cliff note : « Cet hiver, ma barbe est longue, mes cheveux gras; / où irai-je ce soir balancer mes savates / pour écraser l’angoisse qui s’obstine en moi? ». Orphée et sa lyre ont bel et bien quitté les bucoliques pour s’imprégner du monde moderne.

 

Quelque chose cloche dans ce tableau pessimiste.

L’art de Lucrèce a beau être out, 15% des Français ont déjà écrit de la poésie une fois dans leur vie. Dans les journaux lycéens à la rubrique libre, c’est cette bonne vieille poésie que l’on retrouve le plus souvent. « Jamais il n’y a eu autant de monde pour écrire ce genre de choses que depuis que personne ne lit », a raison de noter Georges Mounin. Elle reste un moyen d’expression fondamental en ce qu’elle permet de mettre des mots sur nos sentiments les plus profonds et en ce qu’elle permet de nous élever. Elle occupe toujours une place symbolique : quel garçon n’a jamais chuchoté les premiers vers d’un sonnet à une fille, espérant ainsi la glisser dans son lit ? Absente de la grande édition, elle ne peut évidemment pas concurrencer le nouveau Bernard Werber, mais elle survit.

 

La poésie était-elle plus populaire dans les siècles passés ?

Les Français y étaient-ils alors moins réfractaires ? A leur parution, Les Poèmes saturniens de Verlaine ou Capitale de la douleur d’Eluard ne faisaient certes pas l’objet de gros tirages ni de ventes importantes. Seulement, les chiffres paraissaient moins dérisoires comparés à leurs équivalents contemporains qui font vraiment triste mine face aux chiffres astronomiques du dernier roman de Marc Levy tiré à 400 000 exemplaires. La poésie est surtout en chute libre dans le baromètre du cœur des Français, s’étant comme détachée des valeurs du peuple au sens où ont pu les incarner un Prévert dont beaucoup de Français connaissaient les Chansons, un Aragon dans ses poèmes de la Résistance ou encore un Hugo qui se présentait lui-même comme le guide du peuple.

 

Poésie et avenir 

Alors la poésie a-t-elle un autre avenir que de se voir affichée dans les rames du métro parisien pour enjoliver le décor et redonner le sourire aux passagers moroses ? Elle semble avoir encore de beaux jours devant elle, si l’on pense au nombre faramineux de tout récents blogs poétiques, à la floraison de revues qui présentent des textes poétiques aussi innovants qu’originaux, c’est le cas de Place de la SorbonnePo&sieA verseExit. Sans oublier toutes les maisons d’édition qui continuent à publier ce genre peu rentable – aussi bien des maisons généralistes : Gallimard, Flammarion que des petites structures : Le Bleu du ciel, Nous, Cheyne, La Dogana. Mais surtout, divers horizons sont ouverts à la poésie car c’est un genre qui peut croiser et enchevêtrer d’autres formes artistiques. Elle peut ainsi cohabiter avec les arts visuels – les ouvrages des éditions La Dragonne ou Derrière la salle de bain proposent des plaquettes faisant fusionner bouts de textes poétiques et peintures, dessins ou collages. Son mariage heureux avec la chanson et le théâtre se pratique depuis toujours. Elle fraye aussi avec le 7e art, chez Jean-Luc Godard ou Philippe Garrel, mais aussi dans des films plus récents comme Holy motors (Leos Carax) ou Elephant (Gus Van Sant). Le roman contemporain, lui aussi, brouille de plus en plus les frontières du genre.  Citons aussi la vitalité des séances de slam et de la chanson française où la poésie écrite pour être chantée a encore de beaux jours devant elle. On citera, par exemple, des artistes talentueux comme Grand corps malade ou encore Alain Bashung et son parolier Jean Fauque. Bref, les muses s’emmêlent les pinceaux et c’est une bonne nouvelle pour les lyres!